Visite de chantier / Mercredi 16 octobre / 19h / Dives-sur-Mer
« Force est de constater, par notre expérience de terrain, qu’il y a à cet endroit de notre société un vrai besoin, un manque à combler et en premier lieu un tabou à lever. Cela provoque souvent une gêne, un déni, voire un rejet des familles comme du personnel. Et pourtant, nous en voyons des couples qui se forment, homme-femme, femme-femme, homme-homme… Ils ne se quittent pas de la journée, se cherchent dès qu’il se perdent, partagent des parties enfiévrées de dominos, sont assis là avec leurs frissons amoureux sur le rebord du lit de la chambre n°…
Quand les aides-soignantes font irruption dans une chambre, en plein acte sexuel : « ça suscite toujours une gêne, voire une répulsion » confie l’une d’elle en soupirant. Apparemment on n’aurait pas le droit de s’aimer quand on a 70 ou 80 ans. « Tu as vu ton âge maman ?! », « Et Papa dans tout ça ? » diraient les enfants ; ou encore « On n’est pas au bordel, ici ! » lâcherait un membre de l’équipe. Dans l’imaginaire collectif, une personne qui vieillit n’est plus désirable et n’a plus de désir ; les grandes enquêtes sur la sexualité, elles, s’arrêtent à 69 ans…
Nous avons senti le bien-être de toute attention, celui des jeux éveillant les sens. Nous avons vécu les actes de tendresse généreuse avec nos marionnettes-câlins. Nous avons partagé les problèmes intimes comme le moment délicat de la toilette. Nous avons ressenti le besoin de faire ce spectacle pour libérer le tabou de la sexualité car la génération de 68 arrive et importera sa vision, sa pratique. Et que dire de celle qui suivra ?
Par la rencontre avec Manon Bestaux, sexologue aux propos avant-gardistes, nous avons confirmer cette envie de travailler sur la thématique du désir, de l’Eros comme pulsion de vie, désir d’amour, de tendresse, de sensualité, de sexualité.
Evidemment, ce spectacle ne saurait rester sans aborder la question de la mort. Madame P. nous confie que, quand elle sera vieille, elle espère que tout sera différent et qu’elle pourra choisir une « petite piquouze » plutôt que « d’être maintenue dans cet état-là »…
A vrai dire, c’est en se projetant « quand on sera vieux » que nous saute aux yeux la nécessité d’insuffler de la vie jusqu’au bout. Battre la morosité, l’ennui et la déprime, renouer avec les sensations de douceur quand tout est meurtri, faciliter l’échange avec humour. »
Solène Briquet, Cécile Lemaitre
Nous avons posé un personnage d’aide-soignante. Il offre la possibilité de passer à travers plusieurs chambres, plusieurs locataires dans différents états et situations autour de la thématique de la tendresse, de la sensualité, voire de la sexualité. Elle permet des changements de registre d’écriture et, de fait, des échappées poétiques et loufoques à priori nécessaires – rêve, souvenir, délire linguistique, effacement des mots et de la réalité… – cette partie serait sans aucun doute portée par la mise en scène et l’aspect visuel de la marionnette si elle ne l’était pas par l’écriture.
C’est un personnage qui n’a sans doute pas la langue dans sa poche, qui nous fait part de ses humeurs. Elle a de nombreuses responsabilités et casquettes : donner les soins, porter, supporter, lever, laver, habiller, câliner, nettoyer, discuter. Cette personne doit savoir rester discrète et à l’écoute, elle porte et supporte pour toute une société nos anciens, dans le meilleur, comme le pire. Comment gère-t-elle sa sensibilité ? Empathie, écoute, tendresse, patience, défense, repli derrière une carapace, saturation, gène, violence ?
Que dit-elle à Madame H. quand elle réclame que sa maman vienne la chercher ? Que fait-elle quand Monsieur G. lui demande de rester un peu plus à le laver là où c’est agréable ? Que fait-elle quand Monsieur F. aimerait qu’on lui remette son dentier qui tombe sans arrêt ? Pourquoi est-ce qu’elle appelle ses patients « mon cœur » ou « ma chérie » ? Que dit-elle à Monsieur B. lorsqu’il regarde avec trop d’insistance dans son décolleté ? Comment va-t-elle gérer, après l’appel du médecin passé à la fille de Madame D. :
– Il faudrait passer voir votre mère.
– Je ne vais pas pouvoir venir cette semaine parce que j’ai trop de travail.
– Oui mais vous comprenez, Madame, la semaine prochaine, il sera trop tard…
Nous désirons transmettre quelque chose de généreux, à l’image de ce que nous traversons, là où l’humour se glisse quand tout est perdu et que « c’est si long »…
Le personnage principal de l’aide-soignante serait une comédienne-marionnettiste. Dans l’équipe, deux autres comédien-ne-s marionnettistes l’accompagneraient et représenteraient tantôt d’autres membres du corps médical, tantôt les membres d’une famille. Les autres personnages “manipulés” seraient quant à eux représentés par de grands pantins à échelle humaine et représenteraient les patients. Pour parler de la dépendance, de se mettre au service de, de soutenir, porter, il nous paraît évident d’utiliser des marionnettes à taille humaine. Nous aurons là une véritable concordance entre les gestes des deux métiers : marionnettiste et aide-soignant-e. Le thème de la tendresse, du toucher et d’une possible sexualité sera présent tout au long du spectacle.
L’esthétique des corps
Pour débuter les recherches et intervenir auprès du personnel, nous avons demandé à Claire Vialon de nous construire une marionnette à taille presque humaine de vieil homme. Nous lui avons demandé de sculpter le corps en entier afin de pouvoir travailler sur le rapport à la nudité, à la pudeur, à l’intimité. Lors d’un premier laboratoire à L’Eclat –Théâtre de Pont-Audemer, nous avons été frappées par la beauté du corps nu de cette marionnette d’homme âgé, dévoilée par des gestes anodins comme s’habiller, se désabiller, tirer le drap, se laver… on n’est pas habitués à la nudité de nos anciens. Nous avons entr’aperçu là une belle et puissante surprise esthétique. Nous réfléchissons également à la notion d’intéroception : la conscience – souvent altérée –que les patients ont de leur propre corps. Elle nous renseigne sur les émotions, la douleur, la soif, la faim et la température corporelle.
Donnerons-nous à voir des corps objectivement réalistes ou partirons-nous d’autres points de vue et perceptions ?
La scénographie au plateau : mettre dehors le dedans ?
Nous avions envie de nous questionner sur ce métier et de questionner notre société qui cache et maintient en vie ses mourants. Il nous tient à cœur de partager ce qui reste enfermé entre les murs : la sensibilité jusqu’au bout de personnes qui ressentent. La solitude éprouvée et exprimée et ce temps suspendu alors qu’au dehors tout va si vite. Par des contraintes évidentes de localisation dues à la dépendance, ils sont éloignés de notre monde. Nous dessinerons une scénographie minimaliste. L’essentiel se jouerait entre les différentspersonnages, en duo ou trio, confinés dans un espace clos. Un lit, une chaise, une table et lalumière pour séparer les espaces, peut-être un espace carré pour la chambre, type de cadre autoporté accueillant des linges, sortes de tulles à la façon du plasticien Do Ho Suh. Le travail de scénographie convoquera en partie ces lumières froides des hôpitaux et des lumières tranchées.
Solène Briquet (mise en scène)
Formée aux arts plastiques, théâtre, cirque, danse contemporaine et à la marionnette (CNR Amiens), Solène travaille comme comédienne marionnettiste depuis 2004 notamment avec Adrien Béal et Lélio Plotton, Les Estropiés, KompleXKafarnaüM, François Lazaro-Clastic Théâtre, Christian Carignon-Théâtre de Cuisine, Roland Shön-Théâtre en Ciel, Tresessis. Elle est assistante mise en scène aux côtés de J.-P. Larroche. Elle signe la mise en scène de Louche pas louche et Bling Blang pour le cirque Albatros. Avec La Magouille, elle met en scène et/ou interprète : Cet enfant de Joël Pommerat (2011), De la mort qui tue (2012), M/W ou le Maître et Marguerite (2013), C’est l’enfer ! (2014) et Blanc comme Neige (2017).
Cécile Lemaitre (mise en scène)
Parallèlement à un Master Théâtre, Cécile obtient un diplôme en art dramatique au CNR de Besançon. Avec la Cie Anda Jaleo, elle crée Et l’assemblée chanta jusqu’à ce que les dernières braises se consumment (2005) et Le F.I.O.N.(2007). En 2006, elle se forme à la marionnetteau Théâtre aux Mains Nues puis au CNR d’Amiens avec S.Baillon. En 2008 elle intègre la Arts Academy de Turku, Puppet department dirigé par Anna Ivanova. Elle crée avec P. DelerueSeule dans mon phare breton. Depuis 2009, au sein de La Magouille qu’elle co-dirige, plusieursspectacles ont vu le jour dans lesquels Cécile interprète, manipule et met en scène.
Julie Aminthe (texte)
Julie Aminthe est née en 1984. Après un Master de Philosophie, elle rejoint le département« Écriture Dramatique » de l’École Nationale Supérieure des Arts et des Techniques du Théâtre (Lyon). Son cursus terminé, elle devient rédactrice pour le site d’art contemporain parisART, travaille en tant que dramaturge pour les Fictions de France Culture, participe à une dizaine de bals/cabarets littéraires et répond à plusieurs commandes d’écriture.
Parallèlement à cela, elle orchestre de nombreux ateliers avec des publics divers. Quant àses pièces, trois d’entre elles sont éditées chez Quartett : Une famille aimante mérite de faire unvrai repas (mise en scène par Dimitri Klockenbring, puis Thibault Rossigneux, puis Marie-Hélène Aïn), À pas de Lou (premier volet d’une saga théâtrale destinée à la jeunesse) et Avec Nous l’Apocalypse.
Partenaires
Théâtre Le Passage, scène conventionnée « Théâtre et objet » à Fécamp (76)
Le Sablier – Pôle des Arts de la marionnette en Normandie – Scène conventionnée – Ifs et Dives/Mer (14)
Le Quai des Arts, Théâtre et Relais culturel régional d’Argentan (61)
L’Etincelle, Théâtre de la Ville de Rouen (76)
L’Eclat, Théâtre de Pont-Audemer (27)
Le Tas de Sable-Ches Panses Vertes, Pôle des Arts de la marionnette à Amiens (80)
Programme Culture à l’Hôpital (ARS Normandie, DRAC Normandie, CHU-Hôpitaux de Rouen/Porte10) Ville de Rouen (conventionnement au titre de compagnie émergente).
Fondation Audiens Génération (lauréat 2016 du Prix d’encouragement)
La recherche de partenaires continue