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une histoire autrichienne

compagnie les maladroits
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2025
Résidences & coproductions

Note d'intention

En 2016, nous présentons pour les premières fois le spectacle Frères, inspiré de mon histoire familiale espagnole. Nous écrivons collectivement l’histoire fantasmée d’un grand-père anarchiste et de sa lutte contre le fascisme dans les années 1930-1940 en Espagne et en France. Pourtant, je m’appelle « Wögerbauer ». C’est autrichien, pas vraiment espagnol. Mon père est venu en France pour ses études. À Toulouse, il rencontre ma mère, fille d’exilés espagnols. Petit, j’apprends l’allemand et le parle couramment. Je rends visite à ma famille autrichienne, à mes grands-parents, mes cousins, je fais du ski l’hiver, ma grand-mère m’emmène un peu partout, à l’Église, aux supermarchés, voir des vieilles personnes. Mon grand-père parle peu. Mon corps s’imprègne de l’Autriche, de ses sons, de ses paysages. Je connais les knödels et j’ai déjà porté une culotte de cuir tyrolienne.

Il y a quelques années, je découvre quelques archives familiales après le décès de mon grand-oncle ; comme son cahier d’école daté de 1939. Mon grand-oncle a seize ans. Je découvre un programme scolaire de propagande et de formation des esprits à l’idéologie nazie. Chapitre 1, la sécurité sociale. Chapitre 2, les Races… Au-delà du contenu, c’est un cahier d’école classique, sur une page, la leçon à apprendre, de l’autre, les questions auxquelles il faut répondre. Mon grand-oncle est bon élève. La deuxième découverte, c’est un album de vignettes « façon Panini » à la gloire du IIIe Reich. Je suis horrifié et fasciné par ces documents. Pourquoi ma famille les a-t-elle conservés ? Dans quel but ?

Dans ma famille autrichienne, il n’y a pas eu de nazis notoires. Pendant la guerre, mon grand-père était jeune réserviste de la Wehrmacht. Mon grand-oncle, un peu plus âgé, était facteur pour l’armée allemande et a sillonné les routes normandes. Pourtant, l’Autriche est loin d’être neutre dans cette histoire. Au lendemain de l’Anschluss (annexion de l’Autriche en 1938 par l’armée nazie), un demi-million autrichien adhère au NSDAP, plus par affiliation idéologique que par crainte de représailles. Après la Seconde Guerre mondiale, l’Autriche joue un rôle de victime face à l’Allemagne, refusant sa participation volontaire dans les génocides. Thomas Bernhard, auteur de théâtre autrichien, dénoncera violemment cette posture hypocrite dans certains de ces textes (…). À la fin des années 1980, il propose l’analyse suivant laquelle l’Autriche, n’ayant pas reconnu sa participation aux crimes nazis, doit composer aujourd’hui avec un parti d’extrême droite puissant. Il est indéniable que cette histoire familiale, cette histoire autrichienne, provoque chez moi des sentiments entremêlés de colère, de culpabilité et d’injustice. Je pense à ce que nous vivons en France, à la polarisation de notre société, à la montée constante des populismes et à l’xénophobie. C’est pour moi un moteur de création puissant. Si avec Frères, nous nous intéressions à l’idéalisation de nos aïeux et à une histoire romantisée de la Révolution espagnole, dans Une histoire autrichienne, il sera question de regarder le parcours d’individus aux prises avec des idéologies fascistes. Il sera question de propagande et d’embrigadement.

Ma famille est issue du Mülhviertel, campagne paisible de Haute-Autriche, proche de Linz, ville industrielle appréciée d’Hitler. À quelques dizaines de kilomètres, se trouve le camp de concentration de Mauthausen. En février 1945, quatre cent prisonniers réussissent une évasion spectaculaire. Avec des quelques couvertures pour recouvrir les barbelés électrifiés et des extincteurs pour neutraliser les gardes,
les prisonniers se dispersent dans la forêt. Dès le lendemain, les SS organisent une chasse à l’homme géante invitant la population locale – y compris les enfants – à participer à la traque. Les SS ont surnommé plus tard ce terrible événement « La chasse aux lièvres du Mühlviertel » (Mühlviertler Hasenjagd). La répression sera terrible. Sur quatre cents évadés, onze ont survécu. J’image les prisonniers transis de froid passant devant la maison familiale où je passe quelques semaines par an en vacances… Je ne peux m’empêcher de me demander quelle a été la participation des membres de ma famille.
Avant l’arrivée de nazis en Autriche, mon grand-père et mon grand- oncle sont jeunes. Leur père est charron, blessé de la Première Guerre mondiale. Il gagne peu et leur vie est modeste. Il existe une légende familiale comme quoi ils auraient gravé une croix gammée sur l’arbre du jardin de l’église. Pour eux, les nazis c’était le progrès, c’était le droit aux allocations, c’était la possibilité de faire des études. De
leur condition de paysans pauvres, ils sont devenus ingénieur et ont constitué la classe moyenne aisée des années 1960. La fonction des jeunesses hitlériennes est un autre point que je souhaite explorer. Doivent-ils leur transition de classes à la période nazie ? Quelles traces restent-ils de l’embrigadement nazi ? Comment être libre et émancipé après avoir reçu une éducation si radicale ?

Arno Wögerbauer

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